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Supply-chain des fruits et légumes : « La géopolitique complique tout »

Transport - Route
10/03/2023
Baisse de la consommation de fruits et légumes frais, aléas climatiques, impact de la guerre en Ukraine : Philippe Binard, délégué général de l’association Freshfel (1), détaille l’état de la supply-chain des fruits et légumes et pointe l’incohérence des institutions européennes au regard de la production agricole « bio ».

Bulletin des transports : La compétitivité de la filière européenne des fruits et légumes vous paraît-elle aujourd’hui menacée ?  
Philippe Binard : En tendance, les fruits et légumes frais ont moins augmenté que l’inflation et restent des produits d’appel pour la grande distribution. Mais deux éléments pèsent aujourd’hui sur cette filière. Le premier, c’est l’enjeu de la compétitivité globale. Comment absorber l’inflation et la hausse des coûts des différents intrants, comme l’emballage, dont les coûts ont explosé avec la guerre ? La France a porté le débat de l’abandon du plastique pour l’emballage, en faveur du carton. Or, le carton, le papier et le bois proviennent de Biélorussie. Dans le même temps, il faut de l’énergie pour alimenter les vergers, transporter les produits frais et les garder à température réfrigérée.
Le second, c’est l’accélération des aléas climatiques. Il faut s’attendre à des épisodes de grêle et des épisodes de froids tardifs en avril-mai pour la récolte des pêches et des poires. Le froid et la propagation de maladies ont déjà généré cette année une baisse de production au sud de l’Europe ! De leurs côtés, pour cause de coût de l’énergie lié au chauffage et à l’éclairage des serres, la Belgique et les Pays-Bas ont décidé de produire moins de légumes sous serre. Résultat, la production de fruits et légumes a chuté de 20 à 30 %, ce qui a fait augmenter les prix dans les supermarchés. Le cas le plus aberrant concerne le Royaume-Uni, avec des rayons de fruits et légumes vides dans les supermarchés en raison du Brexit.

BTL : Vous soulignez l’incohérence des politiques européennes par rapport à la filière que vous représentez. Pourquoi ?
P. B. : Les produits frais sont un segment essentiel de l'assortiment alimentaire et font partie de la réponse aux objectifs du « Green deal », ce « pacte vert » lancé peu avant la crise sanitaire par la Commission européenne. Derrière le « Green deal », il y a les objectifs pour atteindre la neutralité carbone en 2040. Les fruits ont un rôle essentiel à jouer, notamment la capacité de séquestration du carbone des vergers à l’horizon 2040. On continuera à émettre du CO2 mais la capacité de séquestration permettra d’atteindre cette neutralité carbone. Il faut donc continuer à protéger les vergers contre la grêle avec des filets et adapter les méthodes de distribution de l’eau.
L’autre volet concerne la stratégie « Farm to fork » (de la ferme à la fourchette). Les décideurs européens ont insisté sur une moindre utilisation de produits phytosanitaires alors que le mouvement a commencé il y a 20 ans : d’ailleurs, les distributeurs sont allés au-delà de la réglementation avec, par exemple, un taux pour les limites maximales de résidus (LMR) de 30 %. Bruxelles souhaite aller plus loin. On dépasse la ligne rouge de ce qui est possible de faire dans un environnement hostile, compte tenu des aléas climatiques. L’option du tout bio ou du bio à grande échelle n’est pas la panacée : si on réduit les phytosanitaires, on utilise davantage de mécanisation. Il y a donc un équilibre délicat à trouver. Si on veut produire plus de fruits et légumes pour atteindre une consommation quotidienne de 400 grammes par personne, il faudrait produire 15 Mt supplémentaires de fruits et légumes (2).

BTL : Comment tout à la fois optimiser le transport et la consommation de fruits et légumes ?
P. B. : La production locale est en hausse, donc les besoins en transport sont de facto différents. Les chiffres montrent que plus de 60 % des fruits et légumes produits dans un État membre y sont consommés et transformés. En parallèle, la Finlande qui ne produit pas d’oranges doit être approvisionnée en agrumes : assurer la diversité passe par un transport intracommunautaire. 30 Mt sont transportés chaque année au sein de l’Union européenne mais l’import et l’export doivent demeurer pour les produits de contre-saison en provenance de l’hémisphère Sud et de produits tropicaux.
Il faut aussi rééquilibrer le marché européen au regard de la guerre en Ukraine car le contexte géopolitique complique la donne : la zone Russie-Ukraine-Biélorussie représente un marché de 7 Mt de fruits et légumes à l’importation, en provenance du bassin méditerranéen notamment. Compte tenu des sanctions européennes, ce volume de produits n’a pas été réexpédié au sein de l’Union européenne.  
L’Égypte de son côté a de gros problèmes économiques et préfère garder ses devises pour acheter des céréales plutôt que des pommes européennes.
Pour respecter le « Green deal » impulsé par l’UE, il va falloir optimiser le transport routier, privilégier le ferroviaire sur longue distance et reprendre la logique utilisée pendant la pandémie avec les « corridors verts », ces lignes prioritaires pour acheminer les denrées périssables.

(1) Freshfel est l’organisation de filière des fruits et légumes frais en Europe, de la production à la distribution. Elle fédère 200 adhérents directs (fédérations nationales et entreprises) et défend les intérêts de la filière fruits et légumes frais à Bruxelles.
(2) Le marché des fruits et légumes représentait 75 Mt en 2021, dont 10 Mt en France (source Freshfel).

Propos recueillis par Louis Guarino
Source : Actualités du droit