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Lutte contre les montages frauduleux : peut mieux faire

Affaires - Pénal des affaires
30/09/2019
Les chiffres révèlent que la lutte contre la fraude fiscale a nettement progressé. Un rapport d'information de l'Assemblée nationale soutient néanmoins la nécessité d’aller plus loin et formule certaines recommandations très concrètes.
« Les années récentes ont vu les révélations de scandales financiers et fiscaux émailler l’actualité. Ces comportements répréhensibles ont tout autant été le fait de particuliers que d’entreprises ; ils constituent une menace sociale grave, en faisant peser le soupçon sur l’inaction ou l’impuissance des pouvoirs publics ». Partant de ce constat, la mission d’information commune de l’Assemblée nationale sur le bilan de la lutte contre les montages transfrontaliers a rendu un rapport d’information le 25 septembre 2019.

Après avoir montré que de nombreux dispositifs ont été adoptés pour mieux lutter contre les comportements fiscaux inappropriés, et analysé précisément leurs résultats, notamment pour la convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) qui a fait ses preuves, la mission d’information propose des axes d’améliorations.
 
Concrètement, 27 recommandations sont formulées dans le rapport. Focus sur certaines d’entre elles.
 
La lutte contre les montages transfrontaliers en quelques chiffres
– pour une liste des montants redressés à l’aide des principaux dispositifs anti-abus dédiés à la lutte contre l’évasion fiscale, voir la page p.69 du rapport ; 
– pour une synthèse des condamnations/peines prononcées en matière de fraude fiscale, voir la page p.78 ; on constate ainsi que le nombre de condamnations a presque été divisé par deux en 10 ans, alors que le montant moyen de l’ensemble des amendes fermes a augmenté de plus de 60 % sur cette même période ;
– entre 2014 et 2018, les sommes prononcées en faveur du Trésor public dépassent 2 milliards d’euros ;
– depuis 2016, six CJIP ont été publiées.
source : Assemblée nationale, rapport d’information, n° 2252, 25 sept. 2019
 
La fin du secret entourant l’existence de rescrit ?
Pour rappel, le rescrit fiscal est une procédure permettant d’obtenir une analyse de l’administration fiscale sur un texte ou sur l’interprétation d’une situation de fait au regard du droit fiscal. Ce moyen permet d’offrir une certaine sécurité juridique en donnant de la lisibilité aux entreprises et à leurs conseils sur l’interprétation du droit. Comme le précise Pascal Saint Amans, directeur du centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE, « un rescrit est une prise de position du fisc sur un cas compliqué, inhabituel » (M. Vaudano, J.Baruch, Trois ans après l’affaire Luxleaks, les accords fiscaux avec les multinationales sont en recul au Luxembourg, Le Monde, 11 mai 2018).

Rappelons que dans son rapport de 2015, le Parlement européen (Résolution T8-0408/2015 du 25 novembre 2015 du Parlement européen) avait demandé « à la Commission d'envisager l'établissement d'un cadre commun au niveau de l'Union en matière de rescrits fiscaux qui comprenne des critères communs, dont notamment: 
- l'exigence d'établir les rescrits sur la base d'une analyse très poussée, entre autres, des répercussions de ces rescrits sur les assiettes fiscales d'autres pays, avec la coopération de toutes les parties prenantes et de tous les pays concernés;
- la publication des rescrits, soit dans leur intégralité, soit sous forme simplifiée, dans le strict respect, toutefois, des exigences de confidentialité;
- l'obligation de publier les critères d'octroi, de refus et d'annulation de rescrits fiscaux;
- l'égalité de traitement et la mise à disposition pour tous les contribuables; 
- l'absence de pouvoir discrétionnaire et le plein respect des dispositions fiscales sous-jacentes
 ».
Le Parlement suggérait la mise en place d’un registre central à l’échelle de l’Union européenne (Résolution T8-0408/2015 du 25 novembre 2015 du Parlement européen, n° 105) et de conférer à la Commission européenne un rôle essentiel dans le processus de collecte et d’analyse des informations relatives aux rescrits.

La mission d’information de l'Assemblée nationale relève néanmoins que « derrière l’existence de rescrits sont engagés des milliards d’euros qui ne sont pas examinés par le Parlement. Or, les rescrits ne sont rien d’autre qu’une interprétation de la loi fiscale – votée par le Parlement – particulière ». D’autant plus que certains rescrits sont anciens et engageants pour l’État.
 
Pour lutter contre cette opacité, les rapporteurs souhaitent donc mettre fin au secret autour des rescrits, et ce :
  • en organisant leur décompte et en prévoyant de discuter de leur publication éventuelle ;
  • en empêchant l’édition de rescrits sans borne temporelle : inclure une clause de revoyure ou, a minima, instaurer une période maximale d’existence.
Une meilleure protection pour les aviseurs fiscaux
Dans la loi de finances pour 2017, à l’article 109 (L. n° 2018-898, 29 déc. 2016, JO 1 janv., art. 109), il est offert à l’administration fiscale, la possibilité d’indemniser les informateurs en matière de fiscalité internationale, autrement appelés les « aviseurs fiscaux ». Initialement prévu pour une durée de deux ans, ce dispositif a été pérennisé avec la loi relative à la lutte contre la fraude fiscale, sociale et douanière (L. n° 2018-898, 23 oct. 2018, JO 24 oct.).
 
Concrètement, une indemnisation est possible uniquement lorsque les informations permettent d’identifier « un manquement lié à une fraude ou une obligation, à l’international, de nature patrimoniale ou professionnelle », rappelle le rapport, qui prend le soin de distinguer les « aviseurs fiscaux » des « lanceurs d’alerte ». Parmi les distinctions, non seulement les canaux d’alerte : interne pour les lanceurs d’alerte, administration fiscale pour les aviseurs fiscaux mais aussi, l’anonymat refusé pour les informateurs en matière de fiscalité internationale.
 
Les aviseurs doivent adresser leurs informations de manière non anonyme, néanmoins, les pièces permettant d’établir leur identité sont conservées de manière confidentielle. Les auteurs du rapport regrettent cependant que « la survenance de procédures contentieuses (fragilise) le dispositif » et donc que « la révélation de l’identité d’un aviseur, même contrainte par la Justice et extrêmement ponctuelle, porterait atteinte au nécessaire respect de l’anonymat des aviseurs, et nuirait gravement à l’attractivité du dispositif et ainsi à son efficacité ultérieure ». C’est pour cela qu’ils souhaiteraient une réflexion sur le fait de classifier les éléments permettant d’identifier les aviseurs « confidentiel défense ». 
 
Autre point, l’indemnisation qui est une « forme d’indexation sur les résultats », basée sur le rendement fiscal des informations et les risques encourus par l’aviseur. Il n’empêche que le montant de l’indemnité ne peut dépasser un million d’euros par affaire, d’après une circulaire interne (non disponible). Ce plafond est remis en cause par les rapporteurs qui souhaitent « débattre de la possibilité de laisser le directeur général des finances publiques fixer le montant de l’indemnité allouée à un aviseur fiscal, sur proposition du directeur de la direction nationale des enquêtes fiscales, par référence aux montants estimés des impôts éludés, mais sans plafond, afin de la rendre plus incitative ».
 
Le Parquet national financier, victime de son succès
Le Parquet national financier (PNF) est l’une des conséquences de l’affaire Cahuzac. Cette institution est spécialisée dans la délinquance financière complexe et à forte visibilité. « En cinq années d’activité, le PNF a enregistré de l’ordre de 1 400 affaires et (en) a clôturé 900 » précise le rapport d’information.
 
Deux types de compétences lui sont reconnues : une compétence exclusive pour les délits boursiers, et une compétence concurrente pour les atteintes à la probité et atteintes aux finances publiques. Pour les rapporteurs, « il apparaît nécessaire de réfléchir à l’introduction d’un droit d’évocation des affaires au bénéfice du PNF, sans remettre en cause le principe de la compétence concurrente comme le proposait le législateur en 2016 ». Cela permettrait au PNF de mieux définir sa compétence sur la base d’une subsidiarité reposant sur des critères objectifs, de favoriser un traitement harmonisé des affaires similaires et d’éviter les difficultés institutionnelles et juridiques. Ainsi il est proposé que le PNF se voit reconnaître un droit d’évocation des affaires sur l’ensemble du territoire et une compétence exclusive pour les fraudes transfrontalières.
 
Aujourd’hui, le PNF compte le procureur financier, le secrétaire général, 16 procureurs chargés de dossiers, 5 greffiers et 5 fonctionnaires, 1 juriste assistant ainsi que 5 assistants spécialisés, pour pas moins de 500 procédures. Cela équivaut à une moyenne de 32 dossiers par magistrat alors que l’étude d’impact en prévoyait tout au plus, 8. Les rapporteurs souhaitent donc que soit mis en place rapidement un plan de créations d’effectifs de 5 magistrats et 5 greffiers, en plus du plan de recrutement déjà prévu pour les assistants spécialisés et les juristes assistants.
 
Pour les rapporteurs, la communication du parquet peut aussi être améliorée. « Si le PNF publie une brochure d’activité annuelle de plus en plus étoffée, il ne mène pas une vraie politique de communication », précise le rapport. Le Parquet estime que l’article 11 du Code de procédure pénale, encadrant le secret de l’instruction, lui permet seulement de rectifier des informations publiées dans le but d’éviter des risques à l’ordre public. Une recommandation porte donc sur l’intensification de la communication du PNF, il « doit pouvoir, tout en respectant le secret de l’instruction, publier une liste des procédures en cours, peut-être ne concernant que les personnes morales, afin de porter à la connaissance du public le plus large l’avancée et le déroulement de ses travaux ».
 
Les procédures de saisie doivent être améliorées
Les saisies font parties des sanctions particulièrement adaptées aux délinquants financiers. Le rapport précise qu’il est « difficile d’estimer la proportion d’actifs saisis relevant de la délinquance financière, faute d’un système d’information retraçant le cheminement des biens tout au long de la chaîne pénale ». C’est pour cela que les rapporteurs souhaitent diffuser une véritable culture de la saisie tout au long de la chaîne pénale et proposent notamment que les magistrats et les enquêteurs soient formés ou que des outils pédagogiques et pratiques soient diffusés.
 
L’autre point pouvant être amélioré concerne la procédure des saisies-attributions. En pratique, le processus permettant à un magistrat d’attribuer à un service enquêteur différents biens appartenant à des délinquants et ayant fait l’objet d’une saisie, peut prendre une année entière. « Une simplification pourrait être opérée car ces délais dissuadent les enquêteurs d’entreprendre la démarche et sont eux-mêmes générateurs de surcoûts (frais de parking des véhicules, défaut d’entretien) », relèvent les rapporteurs.
 
Pour promouvoir la procédure de saisie et de confiscation pénale en conseillant les juridictions et services d’enquête, notamment, l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisquées (AGRASC) a été créée en 2010 (L. n° 2010-768, 9 juill. 2010, JO 10 juill.). Cependant, il faudrait qu’elle puisse intervenir le plus tôt possible pour conseiller au mieux les magistrats et les enquêteurs, selon les contraintes de gestion et en fonction du produit plausible des actifs saisis. Décider de la cession de certains actifs saisis avant la fin du processus judiciaire, permettrait d’éviter des coûts d’entretien ou de stationnement à la charge de la justice. Les rapporteurs recommandent donc de développer les ventes avant jugement de biens immobiliers. 
 
Mais là où le bât blesse, c’est que cette agence ne dispose pas d’un système d’information adapté qui lui permettraient d’informer sur les statistiques, sur les actifs saisis ou sur les infractions ayant donné lieu à telle ou telle catégorie de saisies. Elle compte moderniser son outil informatique et mettre en place un infocentre qui devrait permettre aux juridictions et services d’enquête d’obtenir les données statistiques et la situation et l’ancienneté des biens de leur ressort. Projet soutenu par les rapporteurs.
 
Un rapport : et ensuite …
« Les rapporteurs forment le vœu que leurs propositions, certaines pragmatiques et faciles à mettre en œuvre, d’autres plus difficilement réalisables dans un monde d’interdépendance des territoires fiscaux, connaîtront un accueil favorable ; elles peuvent toutes agir pour la résorption de ces comportements qui alimentent le populisme », conclut le rapport.
 
Les 27 recommandations
Recommandation n° 1
 : préserver les effectifs du contrôle fiscal.
Recommandation n° 2 : enrichir le document de politique transversale portant sur la lutte contre l’évasion et la fraude fiscales, annexé au projet de loi de finances, des résultats du contrôle fiscal issus de l’exploitation des données à grande échelle.
Recommandation n° 3 : débattre de la possibilité de laisser le directeur général des finances publiques fixer le montant de l’indemnité allouée à un aviseur fiscal, sur proposition du directeur de la direction nationale d’enquêtes fiscales, par référence aux montants estimés des impôts éludés, mais sans plafond, afin de la rendre plus incitative.
Recommandation n° 4 : réfléchir à la possibilité de classifier « confidentiel défense » les éléments permettant l’identification des aviseurs.
Recommandation n° 5 : mettre en place une politique de ressources humaines renforçant l’attractivité de la police financière (formation initiale et continue, conditions d’avancement, prime de technicité).
Recommandation n° 6 : mener à terme la simplification des services d’enquête spécialisés dans la délinquance fiscale et financière.
Recommandation n° 7 : accroître et diversifier les effectifs du parquet national financier (magistrats, assistants spécialisés, personnel de greffe).
Recommandation n° 8 : permettre au PNF d’intensifier sa communication.
Recommandation n° 9 : reconnaître au parquet national financier un pouvoir d’évocation des affaires sur l’ensemble du territoire et une compétence exclusive pour les fraudes transfrontières.
Recommandation n° 10 : mettre en place une gestion plus active (appels à candidatures profilés, suivi du vivier, adaptation des conditions d’avancement) de la spécialité économique et financière dans la magistrature.
Recommandation n° 11 : diffuser une véritable culture de la saisie tout au long de la chaîne pénale.
Recommandation n° 12 : simplifier la procédure des saisies-attributions au bénéfice des services de l’État.
Recommandation n° 13 : développer les ventes avant jugement de biens mobiliers.
Recommandation n° 14 : mettre en place une base de données assurant la traçabilité des actifs saisis puis confisqués, partagée entre l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC), les juridictions et les services d’enquête.
Recommandation n° 15 : faire en sorte de résorber les contraintes techniques qui empêchent l’AGRASC d’honorer la convention de mise à disposition du ministère de la justice de données anonymes, en date du 15 décembre 2016.
Recommandation n° 16 : définir et suivre systématiquement des indicateurs de coopération fiscale (y compris dans le champ pénal le cas échéant) bilatérale, dont notamment les délais moyens de réponse pertinente aux demandes de renseignements et la mise en œuvre des gels et saisies. Mobiliser notre diplomatie pour obtenir des améliorations pour les situations les moins satisfaisantes.
Recommandation n° 17 : examiner en priorité les relations conventionnelles de la France avec les États et territoires non coopératifs (ETNC), afin d’introduire dans les conventions fiscales avec eux les standards les plus élevés de coopération, de mesures anti-abus et de possibilité de taxation des flux de revenus sortants « sensibles » (redevances, dividendes, intérêts…).
Recommandation n° 18 : prioriser la révision des conventions prévoyant une exonération des flux sortants de dividendes de toute retenue à la source (conventions avec l’Arabie Saoudite, le Bahreïn, l’Égypte, les Émirats Arabes Unis, la Finlande, le Koweït, le Liban, Oman et le Qatar), compte tenu des abus résultant de cette stipulation.
Recommandation n° 19 : recenser les conventions d’entraide pénale de la France qui écartent spécifiquement les infractions fiscales de leur champ d’application, comme celle avec le Canada, et réviser ces conventions afin de supprimer ces exceptions de spécialité.
Recommandation n° 20 : mettre fin au secret qui entoure l’existence de rescrits. Organiser leur décompte et discuter de leur publication éventuelle. Empêcher l’édiction de rescrits sans borne temporelle.
Recommandation n° 21 : continuer à soutenir les propositions de la Commission européenne en matière de fiscalité du secteur numérique (reconnaissance à terme du concept d’établissement stable virtuel et mise en place à titre provisoire d’une taxe sur le chiffre d’affaires) et d’assiette commune et consolidée de l’impôt sur les sociétés (ACIS-ACCIS), car elles sont ambitieuses et porteuses d’une fiscalité plus juste où les possibilités d’optimisation agressive seraient fortement réduites.
Recommandation n° 22 : plaider pour l’abandon à terme de la règle de l’unanimité en matière fiscale, qui de fait bloque ce type de réformes et entretient la concurrence fiscale déloyale entre États membres.
Recommandation n° 23 : promouvoir l’élaboration au niveau européen d’un code de conduite par lequel les États membres seraient engagés à réviser les conventions fiscales dont ils sont partie, en y introduisant autant que possible les meilleurs standards européens et OCDE, avec des objectifs en termes de délais pour ces amendements.
Recommandation n° 24 : soutenir l’attribution de moyens suffisants au programme Fiscalis pour la période de programmation budgétaire 2021-2027. Prioriser dans les actions de ce programme les plus concrètes et opérationnelles, en particulier le développement et le partage des techniques de data mining (exploration de données) en matière fiscale.
Recommandation n° 25 : suivre dans le cadre des commissions des affaires étrangères et des finances et soutenir les travaux particulièrement novateurs et ambitieux engagés dans le « cadre inclusif » BEPS de l’OCDE concernant la répartition des bases fiscales liées aux activités des multinationales et l’établissement d’un principe général d’imposition minimale de celles-ci. Inviter le Gouvernement et l’administration à s’impliquer le plus activement possible dans ces travaux.
Recommandation n° 26 : promouvoir l’ouverture de discussions sur la mise en place d’un instrument multilatéral prévoyant l’échange automatique, à partir des registres publics de type « cadastre », de données concernant la propriété immobilière et foncière détenue par des non-résidents.
Recommandation n° 27 : promouvoir l’ouverture de discussions sur la mise en place d’un instrument multilatéral dont les signataires s’engageraient à instaurer une pénalisation de la fraude fiscale (à partir d’un niveau de gravité à déterminer) et/ou à répondre à certains types de demandes d’assistance qui sont communes dans les affaires fiscales traitées au pénal.
Source : Assemblée nationale, rapport d’information, n° 2252, 25 sept. 2019
 
Source : Actualités du droit